1984 – George Orwell & Fido Nesti (Roman graphique)

D’après le texte de Georges Orwell, 1984, 1948. Traduit par Josée Kamoun (édition de 2018). Adapté et illustré par Fido Nesti. Éditions Grasset & Fasquelle, novembre 2020 ; 224 p.

Mon avis :

Cette adaptation en roman graphique de l’oeuvre de Georges Orwell a été réalisée par l’illustrateur brésilien Fido Nesti. Très fidèle au texte (avec la traduction de Josée Kamoun de 2018), c’est une réussite impressionnante.

Cette dystopie politique écrite en 1948 nous propulse dans une société totalitaire liberticide perpétuellement en guerre. Winston Smith travaille au ministère de la vérité, où il réécrit les archives historiques afin de faire correspondre le passé à la version officielle du Parti. 1984, c’est beaucoup plus que le « Big Brother is watching you » que tout le monde connaît. C’est l’individu dans son ensemble, jusqu’à sa pensée la plus intime, que cette société cherche à dominer. C’est le pouvoir comme seul but.

« – Comment un homme affirme-t-il son pouvoir sur un autre, Winston ?
En le faisant souffrir.
Exactement. L’obéissance ne suffit pas. S’il ne souffre pas, comment savoir qu’il obéit à ta volonté, et non à la sienne ? Le pouvoir s’éprouve en infligeant douleur et humiliation. Le pouvoir se réalise en mettant en pièces la pensée de l’homme pour la recomposer ensuite à sa guise. Est-ce que tu entrevois, maintenant, quel monde nous sommes en train de créer ? C’est l’antithèse exacte des niaiseries utopiques et hédonistes rêvées par les anciens réformateurs. Un monde de peur, de traîtrise et de tourment où on a le choix entre piétiner et être piétiné, un monde qui sera de plus en plus impitoyable, et non de moins en moins, à mesure qu’il se raffinera, qui ira vers toujours plus de douleur. Les anciennes civilisations prétendaient être fondées sur l’amour, ou la justice. La nôtre est fondée sur la haine. »

Les mécanismes qui sont décrits pour y parvenir, comme l’appauvrissement conscient du langage, sont glaçants. Pourquoi utiliser deux mots, bon et mauvais ? On aura bon et « inbon ». Au lieu de superbe, excellent ou la kyrielle de mots associés, ce sera « plusbon » – et si on veut encore insister, « doubleplusbon ». A terme, quand l’individu n’aura plus que des mots formatés ainsi, il ne pourra même plus se rebeller : s’il n’y a pas de mot pour le dire, c’est que cela n’existe pas.

La montée en puissance de l’histoire, oppressante et terrible, nous laisse transis et sans voix à tourner les pages. Même si elle a été écrite juste après la seconde guerre mondiale et est à la base une critique virulente du communisme, Orwell y dénonce en fait tous les fascismes. En plus de disséquer les mécanismes politiques et sociaux qui permettent à un système d’oppression de voir le jour, il imagine jusqu’où un tel système pourrait aller. Et il raconte tout cela à travers le regard d’un type lambda plutôt sympathique à qui on peut assez facilement s’identifier, ce qui renforce la démonstration.

Le dessin de Fido Nesti sert l’oeuvre avec force. Des pages souvent monochromes ou avec juste quelques couleurs sombres, gris, ocre, rouge, noir, des faciès expressifs. Des cases qui débordent parfois sur de la pleine page, l’ensemble est très dynamique. On tourne les pages, accrochés à sa propre raison, qui lutte. Le pouvoir de l’image, je crois que j’ai encore plus flippé en lisant ce roman graphique, que le roman original. Question d’époque aussi, peut-être.

Cette adaptation en roman graphique est non seulement une réussite, mais une excellente idée, car un tel format peut amener de nouveaux lecteurs à découvrir cette histoire et – on peut l’espérer – à se poser de nouvelles questions, voire peut-être s’ouvrir à une conscience politique. Je salue également la maison d’édition pour cette couverture cartonnée, qui permet de nombreuses relectures, sans s’abîmer. Je n’ai donc que deux mots à vous dire (enfin quatre) : lisez ce roman graphique !

« Au bout du compte, le parti annoncera que deux et deux font cinq et il faudra bien l’accepter. Et le plus terrifiant n’est pas qu’il te tue pour avoir pensé autrement, c’est qu’il puisse avoir raison »

* * * * * * *

Au sujet de la traduction de 2018, je préférais les termes spécifiques et autres sigles de la traduction de 1950, ou en tous cas je m’y étais habituée – c’était l’histoire ! -, du coup ici ça m’a souvent surpris. Par exemple la novlangue est devenue le néoparler, ANGSOC est devenu SOCIANG. Bon, on a quand même échappé au Grand frère pour Big Brother (c’est ce qui a été retenu pour la Pléiade en 2020 : « Le grand frère te regarde », euh, oui, certes, mais c’est moins percutant que Big Brother is watching you, ou je me trompe ?). Mais sinon, elle est très réussie et fluide. Exemple :

« C’est ainsi qu’à travers l’histoire, une lutte similaire dans ses grandes lignes ne cesse de se répéter. Pendant de longues périodes, la classe supérieure semble assurer sa suprématie, mais, tôt ou tard, il arrive un moment où elle perd soit sa foi en elle-même soit sa capacité de gouverner avec efficacité, soit les deux. Elle est alors renversée par la classe moyenne, qui enrôle la classe inférieure dans ses rangs en lui faisant miroiter un combat pour la liberté et la justice. Sitôt son objectif atteint, cependant, la classe moyenne renvoie la classe inférieure à son éternelle servitude et s’arroge la position supérieure. Aussitôt, une nouvelle catégorie se détache de l’une ou de l’autre, ou encore des deux, et la lutte repart de plus belle. »

J’avais noté le même passage lors de ma lecture du roman il y a une vingt-cinquaine d’années (mais je ne sais plus quel traducteur c’était, par contre) :

« Ainsi, à travers l’histoire, une lutte qui est la même dans ses lignes principales se répète sans arrêt. Pendant de longues périodes, la classe supérieure semble être solidement au pouvoir. Mais tôt ou tard, il arrive toujours un moment où elle perd, ou sa foi en elle-même, ou son aptitude à gouverner efficacement, ou les deux. Elle est alors renversée par la classe moyenne qui enrôle à ses côtés la classe inférieure en lui faisant croire qu’elle lutte pour la liberté et la justice.
Sitôt qu’elle a atteint son objectif, la classe moyenne rejette la classe inférieure dans son ancienne servitude et devient elle-même supérieure. Un nouveau groupe moyen se détache alors de l’un des autres groupes, ou des deux, et la lutte recommence. »

  10 comments for “1984 – George Orwell & Fido Nesti (Roman graphique)

  1. 21 décembre 2020 à 8 h 52 min

    Je ne savais pas pour « le grand frère » dans La Pléiade… c’est un peu dénaturer le mythe quand même !
    Sinon je suis d’accord avec toi, le pouvoir de l’image et du trait de Fido Nesti rend le roman graphique encore plus glaçant que le livre originel d’Orwell…

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    • 21 décembre 2020 à 9 h 17 min

      Oui pour le grand frère, j’avais vu passer un article, les bras m’en étaient tombés ! Et je pense comme toi, pour le côté dénaturé. Il y a un moment où le mieux est l’ennemi du bien. C’est tout un imaginaire collectif, que l’on malmène !

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  2. 23 décembre 2020 à 20 h 11 min

    Ayant feuilleté ce roman graphique en librairie, je te remercie de confirmer ma grande envie de le lire. J’avais déjà bien envie de relire ce roman (que j’avais lu au collège et que j’ai bien oublié depuis…), mais cette édition me semble absolument parfaite pour cela ! Superbe chronique en tout cas, merci beaucoup !

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    • 24 décembre 2020 à 15 h 39 min

      Merci à toi ! Oui, ce roman graphique est aussi une excellente manière de se replonger dans l’oeuvre de Goerge Orwell 🙂

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  3. 26 décembre 2020 à 16 h 39 min

    Je partage totalement ton point de vue Hélène sur cette pépite de roman graphique que j’ai lu et dont je vais publier la chronique d’ici quelques jours sur le blog. Ton retour est très bien fait. Les illustrations sont très réussies. J’ai aimé aussi l’histoire d’amour placée au cœur de l’histoire et puis cette fin.. j’espère que de nombreux jeunes lecteurs se jetteront sur cette version graphique. 🙂🎄🎅😊

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  4. 20 janvier 2021 à 9 h 09 min

    Super chronique, elle donne trop envie de lire ce roman graphique
    Je viens juste de le finir (merci A.) et j’ai vraiment pris beaucoup de plaisirs. C’est vrai que neoparler c’est bien plus faible que novlangue, surtout que novlangue est maintenant dans la langue courante

    Mais justement, en appauvrissant de version en version 1984, n’est-ce pas justement du 1984 dans la réalité ? Supprimer un peu de substance de temps en temps à la langue ? Je ne peux m’empêcher de rapprocher ça de cette idée de mettre Aya Nakamura en ambassadrice de la langue Française (idée énoncée par un député de la majorité en 4 lettres le 19/11/2020) 🙂

    Au regard des 10 derniers mois, ce roman prend vraiment un sens tout à fait personnel. Tant de références que l’on retrouve dans notre quotidien. Un bon membre du parti a 3 caractéristiques. haltocrime, noirblanc, doublepenser. Franchement c’est un peu ce qu’on nous demande aussi sur cette période

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    • 25 janvier 2021 à 19 h 11 min

      Merci frangin ! (riche idée de A., effectivement). Oui, je vois cette nouvelle traduction moi aussi comme un appauvrissement, alors que pour les traducteurs c’est l’inverse. Cela fait donc deux fois plus réfléchir sur le pouvoir de la langue. Et de la traduction. Une leçon dans une leçon dans une leçon.
      Un plan dans un plan dans un plan, disaient-ils ailleurs 🙂
      Bises.

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      • 26 janvier 2021 à 10 h 04 min

        Oui..
        C’est étonnant hein
        C’est peut-être les mêmes personnes qui trouvaient il y a quelques mois que aya nakamura ferait une bonne ambassadrice de la langue française. Appauvrissement de la langue et des idées, quand vous nous tenez
        Mais la contre attaque semble lancée. On entend de plus en plus de citations de Voltaire, Camus, et des classiques qui sont une des forces de notre belle culture Française
        Bises

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